- Par Gérard Chaliand
- Publié le 09/02/2018
Gérard Chaliand est géostratège. Il est spécialiste de l'étude des conflits armés et des relations internationales et stratégiques. Il est notamment l'auteur avec la collaboration de Sophie Mousset de La Question kurde à l'heure de Daech (éd. du Seuil, 2015).
Face à l'intervention turque et de ses alliés syriens, les Kurdes du canton d'Afrine qui résistent depuis plus de trois semaines, n'ont d'autre perspective que de vendre chèrement leur peau. En effet les forces russes, après négociations avec la Turquie, ont quitté l'enclave et les États Unis ne se sont pas opposés à l'offensive turque.
Les forces alliées syriennes de la Turquie ne sont, pour l'essentiel, rien d'autre que des djihadistes, soit de «l'État Islamique», soit d'autres organisations aux idéologies similaires. Ces alliés sont qualifiés d'«Armée Syrienne Libre», - une entité plus ou moins fantôme aujourd'hui - et l'intervention militaire turque s'appelle «rameau d'olivier». On a beau être une dictature, les apparences sont respectées avec une pointe d'humour noir.
Les Kurdes de Syrie constituent un mouvement politico-militaire, qui depuis plusieurs années s'est battu contre l'Organisation de l'État Islamique. Il est discipliné et hautement motivé (comme j'ai pu le constater sur le terrain en 2016), avec une importante participation de combattantes, à la fois par choix politique et sociétal mais aussi pour permettre de quasiment doubler les forces armées d'une communauté minoritaire. Leur efficacité est perçue haineusement par les mâles d'une société où la femme est considérée comme un objet, ainsi que le démontrent les exactions commises à l'encontre de cadavres féminins.
Les forces alliées syriennes de la Turquie ne sont, pour l'essentiel, rien d'autre que des djihadistes.
Avec leur héroïque résistance à Kobané, les Kurdes de Syrie (les YPG) apparaissaient aux yeux des États soucieux de ne pas engager leurs soldats au sol, comme d'idéales forces de substitution. Américains et Russes se servaient d'elles dans le cadre de leur lutte contre l'«État Islamique» comme contre le djihadisme.La Russie tient à conforter un régime qui lui est favorable et qui constitue son dernier pays allié arabe, ainsi qu'elle l'a prouvé particulièrement entre septembre 2015 et le printemps 2016. Elle permettait à Bachar el-Assad de reprendre l'initiative, tout en épaulant les Kurdes de Syrie. Les États-Unis encourageaient les Kurdes de Syrie, avec le concours de forces arabes, à éliminer les militants de l'«État Islamique» de Raqqa, leur capitale proclamée.
Cela fut exécuté au prix de lourdes pertes, l'an dernier. Les forces kurdes payent ainsi en retour l'aide américaine, dans des régions arabes où elles n'avaient pas d'intérêts directs.
Les rapports ambigus entre la Turquie et la Russie, et leurs alliances circonstancielles, ne datent pas d'aujourd'hui. Déjà la Turquie, pour s'emparer du verrou de Jerablus, une zone frontalière contrôlant l'accès au territoire syrien, avait besoin de la neutralité de la Russie. En échange celle-ci avait les mains libres pour pilonner les djihadistes à Alep-est.
Cette fois, l'entente entre la Turquie - qui estime défendre des intérêts essentiels à sa sécurité - et la Russie concerne Afrine au premier chef. Les forces russes consentent à se retirer du canton, et la Turquie renonce en échange à favoriser la chute du régime de Damas. Il s'agit, à terme, de se débarrasser des Kurdes de Syrie, perçus comme un appendice du PKK que la Turquie combat depuis plus de trente ans chez elle.
Par ailleurs l'offensive sur Afrine ainsi que les déclarations martiales sur Mambij, où sont positionnées des forces américaines, sont destinées à conforter la popularité du Président Erdogan auprès des ultra-nationalistes turcs. Quant aux États Unis, ils n'interviendront pas dans l'enclave assiégée, sauf imprévu. Les préoccupations de Donald Trump obéissent à d'autres priorités.
Les États, lorsqu'ils n'ont pas l'intention d'intervenir, dans la mesure où leurs intérêts ne sont pas directement en cause, se contentent de condamner les comportements belliqueux en affirmant que ceux-ci sont inacceptables, tout en les acceptant. Après le dénouement de telles offensives, nous avons pris l'habitude en Europe de célébrer un In Memoriam suivi d'un «jamais plus».
Ceci rappelle l'importance, dans les pays démocratiques, des opinions publiques et de celles des médias, à condition que ces derniers fassent leur travail avec rigueur.
Les États condamnent les comportements belliqueux en affirmant que ceux-ci sont inacceptables, tout en les acceptant.
En 1991, après la guerre provoquée par l'annexion du Koweit par l'Irak de Saddam Hussein, les États-Unis prenaient soin de laisser ce dernier fortement affaibli au pouvoir afin de ne pas provoquer la chute des sunnites, ce qui aurait favorisé l'Iran. Le président des États-Unis appelait cependant les chiites et les kurdes à se soulever en sachant qu'il n'interviendrait pas à leurs côtés. La répression exercée par Saddam Hussein fut féroce. Les chiites furent massacrés et les Kurdes, terrorisés, fuyaient par centaines de milliers vers la Turquie et l'Iran.Ils eurent pour leur part la chance d'être filmés par des caméras occidentales. C'est grâce à l'ingérence française, relayée par les Britanniques, que les États-Unis consentirent à établir un sanctuaire pour les Kurdes d'Irak.
Il est à peu près certain que les assiégés d'Afrine n'auront pas cette chance.
La Turquie est membre de l'Otan, les États-Unis ont d'autres priorités, et les intérêts de la Russie concernent d'abord la pérennité du régime de Damas, et non le canton d'Afrine.
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